Il y a des auteurs de fiction qui arrêtent de lire pendant qu’ils écrivent. Ils souhaitent se mettre à une distance raisonnable de toute influence d’autres écrits pour être entièrement à l’écoute de leur authentique voix intérieure. Ils évitent de lire de la fiction, mais peuvent aussi inclure dans leur restriction des livres de non-fiction.
Moi, je continue allégrement de lire toutes sortes d’ouvrages même lorsque je suis en plein travail créatif, d’autant que je pense que lecture et écritures sont deux activités complémentaires.
Je me rappelle donc très bien de quatre livres que j’ai adorés lire avant d’entamer la rédaction de mon roman Derrière le sourire du masque ou pendant que j’étais déjà en train de l’écrire.
Les Damnés De la Terre (Frantz Fanon)
J’ai longtemps conservé une citation de Frantz Fanon que j’avais recopiée quelque part : « Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. » Ce n’est que plus tard que j’ai lu le très célèbre ‘Peau noire, masques blancs’ d’où est tiré ce fragment.
Mais c’est Les damnés de la terre qui est présenté comme le testament politique de Frantz Fanon, lui qui rêvait d’une libération totale des peuples et des individus opprimés. L’avènement d’un ‘homme neuf’, fil d’Ariane de cet ouvrage, est plus que jamais d’actualité chez nous.
Il est frappant de voir que Frantz Fanon a écrit en quelques années 4 livres majeurs – en plus de ses écrits journalistiques – et qu’il est décédé à l’âge de 36 ans seulement. D’ailleurs, le livre a paru quelque temps avant sa mort. L’homme aura ainsi connu une vie courte mais un parcours dense et flamboyant !
Une citation tirée du livre : « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. »
L’Art Et L’Artisanat Africains (Engelbert Mveng)
Je me souviens encore aujourd’hui, des messes tranquilles de cinq heures du soir à la Cathédrale Notre Dame Des victoires de Yaoundé. Tout petit, j’étais fasciné par la mosaïque derrière l’autel et j’avais déjà appris à l’époque qu’elle avait été conçue par le révérend Père Engelbert Mveng.
Je n’ai pas eu la chance de lire le recueil de poèmes Balafoncomme certaines générations de lycéens. C’est pendant des recherches sur l’écriture de mon roman que j’ai décidé de m’intéresser au livre du brillant intellectuel camerounais intitulé ‘L’art et l’artisanat africains’.
Un des points captivant dans la lecture de cet ouvrage est le fait que son auteur rétablit le sens donné à la fabrication de certains objets dans nos terroirs. Par exemple, il s’appesantit sur la fonction liturgique des masques qui étaient généralement réalisés par des personnes initiées. Engelbert Mveng était aussi un historien chevronné, et dès lors il replace de manière didactique et logique certains faits dans leur contexte.
Une citation tirée du livre « L’artisanat africain ne doit pas être relégué dans les musées ni être réduit à la fabrication en série d’objets utilitaires et laids »
Il s’appelait Sankara (Sennen Andriamirado)
Voici un livre que j’ai acheté un jour chez un bouquiniste ambulant quelque part dans un tournedos. Vous connaissez bien ces situations où le vendeur arrive et vous vante si bien le contenu d’un ouvrage qu’il parvient à vous distraire de votre poisson braisé…
L’ouvrage raconte avec force détails les événements du 15 octobre 1987 au Burkina Faso qui ont conduit à l’élimination brutale de Thomas Sankara et au traumatisme de nombreux Africains qui suivaient de près la manière dont se déroulait la révolution entamée en 1983. La vision puissante, les actions concrètes et les résultats probants obtenus par Sankara durant son bref pouvoir traversent le livre de part en part et on ne peut que se demander ce qui serait passé si l’idéal initial de la révolution avait vécu.
Sennen Andriamirado, l’auteur du livre, a travaillé à Jeune Afrique et a écrit, entre autres, deux ouvrages importants sur Thomas Sankara. En lisant ‘Il s’appelait sankara’, on sent que la personnalité et les idées de l’ancien homme fort du Faso avaient manifestement marqué le journaliste malgache décédé en 1997.
Une citation tirée du livre: « Il est certain que Sankara, visionnaire, a vu quelques mirages. Mais l’espoir qu’il a suscité, en particulier parmi les jeunes Africains, fût-ce au nom d’un idéal irréalisable, en a fait un mythe. En le tuant, ses assassins ont contribué au mythe »
Décoloniser L’Esprit (Ngugi wa Thiong’o)
Il y a plusieurs années, en déambulant dans les allées du Salon du Livre de Paris, je m’étais arrêté sur le stand ‘Livres et auteurs du Bassin du Congo’. C’est là que je suis tombé sur le livre Décoloniser L’Esprit de Ngugi wa Thiong’o.
C’est un petit essai robuste dont la lecture est instructive pour tout auteur africain. D’ailleurs, c’est grâce à ce livre que je suis allé lire Les damnés de la terre puisque Ngugi wa Thiong’o estime qu’il s’agit d’un livre primordial pour tout écrivain africain. Décoloniser L’Esprit est pour son auteur l’ouvrage auquel il dit « adieu à l’anglais », l’écrivain ayant décidé d’utiliser désormais sa langue maternelle dans ses textes. Pour lui en effet, les cultures africaines sont en danger et nos langues ont un rôle important à jouer pour nous permettre de rester en contact avec nous-mêmes.
Ngugi wa Thiong’o, seul auteur encore vivant de notre liste, est l’exemple même de l’écrivain engagé avec une œuvre riche et variée.
Une citation tirée du livre : « Chaque langue en tant que culture est la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire. Pas de culture sans langue pour permettre son apparition, sa croissance, sa sédimentation, son explication et sa transmission de génération en génération. »
Et Aujourd’hui ?
En plus de leurs idées, les auteurs ou les personnages évoqués dans les livres énumérés dans cet article sont ou ont été des hommes d’action. Les fresques et autres objets d’art d’Engelbert Mveng embellissent de nombreux espaces à travers le monde. Ngugi wa Thiong’o a de manière pratique commencé à écrire en kikuyu.
Quant à Thomas Sankara et Frantz Fanon, ce sont des personnalités qui ont consacré leur vie relativement courte à la poursuite d’un idéal. En étudiant le parcours de ces deux avant-gardistes, il me vient à l’esprit cette citation de Martin Luther King, une autre personnalité active : «Tant qu’un homme n’a pas découvert quelque chose pour lequel il serait prêt à mourir, il n’est pas à même de vivre. »
Il n’est pas surprenant qu’il y ait un engouement pour les idées de ces visionnaires par les nouvelles générations. Et par toutes les personnes qui sont en quête d’authenticité aujourd’hui.