On entre dans les nouvelles de certains auteurs russes classiques comme si on était en territoire connu. Drôle d’effet de lire et se retrouver presqu’instantanément dans des histoires et dans des personnages d’une époque et d’une géographie bien lointaines.
C’est que les péripéties qui se déroulent au fil des pages dans les villes et dans les campagnes ainsi que les personnages qui se meuvent avec vivacité semblent avoir quelques traits communs avec certaines aventures – parfois rocambolesques, que l’on vit au jour le jour dans nos propres contrées.
En cela, il nous est loisible en tout lieu et en tout temps de revisiter les grands classiques russes de la nouvelle.
1-ANTON TCHEKHOV
Dans sa nouvelle intitulée « Les Trois roses jaunes », le nouvelliste américain et virtuose du genre Raymond Carver raconte les derniers moments de la vie d’Anton Tchekhov, écrivain russe majeur et l’un des maîtres dans l’écriture des nouvelles. Cet hommage montre sans doute toute l’influence que l’auteur russe a eue sur le genre littéraire qu’il a manié avec dextérité, à l’instar de plusieurs autres de ses compatriotes devenus des classiques.
Tchekhov peint avec finesse les personnages et décrit avec splendeur les paysages de sa Russie profonde. Le médecin a disséqué pendant que le poète faisait la peinture. Et la vie se déploie simplement dans les nombreuses histoires grâce aux innombrables créatures qui les peuplent.
Où l’on peut voir aussi ce que Carver a sans doute apprécié chez Tchekhov : le fait de dire les choses sans vraiment les nommer. L’auteur américain a excellé dans cet art de la nouvelle incisive, de l’économie des mots et de la retenue.
EXTRAIT DE LA NOUVELLE ‘‘LA SALLE N° 6’’ :
– [Gromov] Oui, je suis malade. Mais des dizaines, des centaines de fous se promènent en liberté, parce que votre ignorance est incapable de les distinguer des gens sains d’esprit. Pourquoi donc dois-je, ainsi que ces malheureux, demeurer ici pour tous les autres, comme des boucs émissaires ? Vous, l’aide-médecin, l’intendant et toute la racaille hospitalière, vous êtes, du point de vue moral, infiniment en dessous de n’importe lequel d’entre nous, pourquoi est-ce nous qui sommes privés de liberté, et pas vous ? Quelle logique est-ce là ?
— [Dr Raguine] Le point de vue moral et la logique n’ont rien à voir ici. Tout dépend du hasard. Celui qu’on a enfermé reste enfermé, celui qu’on a laissé en liberté se promène, voilà tout. Il n’y a rien de moral, ni aucune logique, dans le fait que je sois un médecin, et vous un aliéné, c’est une pure contingence.
2. IVAN TOURGUENIEV
On dit de Tourgueniev qu’il est le plus Français des écrivains russes puisqu’il a vécu pendant plus de 20 ans en France, et ce, jusqu’à sa mort. Il peut y avoir un certain paradoxe à vivre à l’étranger et à avoir une plume viscéralement attachée à son pays d’origine dans ses écrits.
Rien de surprenant à cela, toutefois, de nombreux auteurs, par choix ou par contrainte, se sont retrouvés hors des frontières de leur pays. Pourtant, il n’était question dans leurs écrits que de leur pays d’origine (Mongo Beti passa par exemple 32 ans d’exil en France et toutes les intrigues de ses œuvres de fiction étaient situées au Cameroun).
Ce qui m’a tout de suite marqué lors de mon premier contact avec les nouvelles de Tourgueniev, c’est son habileté à décrire la nature et sa sensibilité envers celle-ci. C’est notamment le cas dans les histoires constituant le recueil ‘Mémoires d’un chasseur’, où en plus d’idéaliser la vie paysanne, les activités bucoliques apparaissent bien plaisantes, et même idylliques.
Il y a du reste tout au long de ce recueil, çà et là, des pépites dans les descriptions des paysages et des personnes, de leurs contacts et de leurs interactions avec la terre nourricière. Tourgueniev rejoint donc admirablement Tchekhov dans la merveilleuse description des perspectives et des panoramas russes.
Ah ! Comme il est rafraîchissant de déambuler dans les paysages d’Ivan Tourgueniev et d’y rencontrer, au détour au détour de la satire, des personnages vifs avec leurs mots et leurs maux du quotidien.
EXTRAIT DE LA NOUVELLE ‘‘DEUX GENTILSHOMMES CAMPAGNARDS’’ :
“Mais revenons à Viatcheslav Ilarionovitch. C’est un redoutable amateur du beau sexe. À peine aperçoit-il sur le boulevard du chef-lieu une jolie personne, il la suit, mais presque aussitôt il se met à boiter, circonstance très particulière. Il aime les cartes, mais il ne joue qu’avec des gens de condition inférieure, qui lui disent : « Votre Excellence » et qu’il gronde à cœur joie. Mais s’il lui arrive de faire la partie du gouverneur ou de quelque haut fonctionnaire, une prodigieuse métamorphose s’opère en lui. Il sourit, hoche la tête, regarde son partenaire dans les yeux, en un mot il sent le miel. Il perd même sans se plaindre.”
3 – NICOLAS GOGOL
À ses débuts, Gogol est présenté à Alexandre Pouchkine qui l’encourage à écrire. Plus tard, ce dernier lui fournit même quelques sujets auxquels va se consacrer Gogol (Le Revizor, Les Âmes mortes). Alexandre Pouchkine est l’arrière-petit-fils d’Abraham Hannibal et Dieudonné Gnammankou a démontré qu’il était né dans le Logone-Birni, au Cameroun…
Quand on plonge dans les nouvelles de Gogol, on se retrouve assez vite dans un univers burlesque dans lequel bien des personnages semblent eux-mêmes complètement perdus. Les histoires peuvent paraître loufoques avec souvent de fascinants écarts dans l’irrationnel.
L’imagination et la créativité du lecteur sont sans cesse sollicitées dans la satire des mœurs, tout au long de fertiles syntaxes et de flots lyriques, ainsi qu’à la rencontre de personnages frappants et typés, totalement fascinés par la poursuite de rêves enflammés dans des environnements complexes.
EXTRAIT DE LA NOUVELLE LE ‘‘NEZ’’ :
L’assesseur de collège Kovaliov s’éveilla d’assez bonne heure et fit avec ses lèvres : « brrr…», ce qu’il faisait toujours en s’éveillant, quoiqu’il n’eût jamais pu expliquer pourquoi. Il s’étira et demanda une petite glace qui se trouvait sur la table. Il voulait jeter un coup d’œil sur le bouton qui lui était venu sur le nez la veille au soir ; mais, à sa très grande surprise, il aperçut à la place du nez un endroit parfaitement plat.
Effrayé, Kovaliov se fit apporter de l’eau et se frotta les yeux avec une serviette. En effet, le nez n’y était pas. Il se mit à se tâter pour s’assurer qu’il ne dormait pas ; non, il ne dormait pas. Il sauta en bas du lit, se secoua ; pas de nez ! Il demanda immédiatement ses habits, et courut droit chez le grand maître de la police.