Kala était à la rivière pour faire sa lessive après six journées de dur labeur et le jeune homme allait bientôt achever sa besogne lorsqu’il entendit un craquement de feuilles sèches. Alors, il se tourna et vit arriver de l’autre côté de la rive une jeune femme étrangère au village qui avançait vers le cours d’eau. Elle était coiffée d’immenses nattes noires oscillant sur son dos comme une crinière arachnéenne. Elle sourit. Malgré lui, Kala laissa choir sur le rocher l’habit qu’il lavait.
La belle étrangère s’arrêta tout près de l’eau.
– Y aurait-il ici un héros dont la bravoure serait si grande qu’il aiderait une inconnue à traverser la rivière ? lança-t-elle en posant à même le sol les deux sacs qu’elle portait.
– Un joli sourire créera toujours des héros, répondit Kala à la jeune femme qui continuait de sourire.
Kala s’installa dans une pirogue de pêche échouée sur le sable et fit route vers l’autre grève en maniant avec dextérité la pagaie. Dès qu’il atteignit la rive, la jeune femme mit ses bagages dans la petite embarcation, ajusta le pagne aux motifs multicolores sur ses longues jambes galbées et s’assit devant le piroguier qui entreprit de faire le chemin inverse. Il quitta le premier la barque et aida sa passagère à regagner la terre ferme.
– Je m’appelle Eza, dit la voyageuse en tendant la main au piroguier. Je viens du grand village de So et je suis à la recherche de mes parents.
Kala s’empressa de serrer la main et se présenta à son tour. Ensuite, il rassembla le linge lavé, l’empila dans un panier propre qu’il posa en équilibre sur la tête. Il se chargea ensuite de l’un des sacs d’Eza. Comme elle le pria de la conduire au village Oya qu’elle ne connaissait pas, ils empruntèrent d’abord la voie escarpée, puis zigzaguèrent à travers la forêt et des champs en friche. Et ils s’arrêtaient de temps en temps tous les deux pour souffler, surtout lorsqu’ils se mesuraient à l’une des collines raides bien connues des habitants d’Oya. Chemin faisant, Eza commença à narrer son histoire. Kala apprit ainsi qu’elle n’avait jamais connu ses véritables ascendants. Elle avait été élevée par le roi de So. Des guerriers l’avaient trouvée toute seule grelottant de froid par une nuit sans étoiles, près du cours d’eau que son guide venait de l’aider à traverser. Elle n’était alors qu’un nourrisson. Elle avait grandi dans l’entourage du chef qui l’avait prise en affection. Le chef de So avait compté vingt-et-une grandes saisons de pluies et vingt-deux saisons sèches depuis cette époque. Mais voilà que quelques semaines plus tôt, le souverain de So lui avait dit la vérité. Alors, Eza avait préféré partir d’abord à la recherche de ses géniteurs avant de retourner plus tard à So, et ce, malgré l’opposition du chef.
Une bouillonnante auréole nimbait les cimes des arbres. Parfois, Eza et Kala marchaient près d’un arbre dont les fruits exhalaient un parfum exquis, et toute la forêt semblait un jardin de fleurs à ciel ouvert, traversé de fragrances fraîches et fécondes. La clarté devenait éblouissante à mesure que les deux marcheurs se rapprochaient du village. Ils passèrent devant des maisons de briques de terre et de feuilles de pailles séchées. Devant le domicile de Kala, le jeune homme leva sa main et dit :
– J’habite ici. Nous allons nous arrêter un moment et voir ma mère, et si tu le souhaites, on lui racontera ton histoire. Elle saura peut-être comment te guider sur ton chemin.
Quand Eza raconta à la mère de Kala son histoire, les rides du visage de son interlocutrice se dilatèrent à mesure que le récit avançait. À la fin de l’histoire, l’ancienne resta coite. Et, plutôt que de réagir aussitôt à ce qu’elle venait d’entendre, elle pria Eza d’accepter son hospitalité pour la nuit. Eza hésita et, prétextant qu’on lui avait demandé de se renseigner chez des personnes précises, elle déclina l’invitation dans un premier temps.
– Oui ma fille, mais tu pourras habiter ici et mener tes recherches en toute tranquillité.
Et, se tournant vers son fils Kala, elle ajouta :
– Nous t’aiderons tous ici, tu verras.
Le lendemain, on l’invita à nouveau à rester et il en fut de même pendant les jours qui suivirent. Finalement, on décida qu’Eza ne partirait que lorsqu’elle aurait trouvé la trace des siens.
Eza se mit alors à parcourir le village d’Oya, seule ou avec de la compagnie. Elle entrait dans de nombreux domiciles en racontant partout la même histoire. Elle marchait beaucoup, passait par des sources, des bois ou d’immenses étendues de broussailles inextricables dans lesquelles elle devait se frayer un chemin pour rejoindre le prochain pâté de maisons.
Mais certains jours aussi, Eza allait simplement aider Kala et sa mère dans leurs activités. À la tombée de la nuit, au moment où les lucioles allumaient leurs lanternes intermittentes et lorsque la douce brise vespérale s’élevait et chatouillait les faîtes des arbres majestueux en les faisant frémir en cascade, Eza rejoignait les jeunes du village réunis sous un ciel saupoudré de l’or du soleil couchant. Elle prenait part à de nombreux jeux, écoutait les devinettes et les contes ; ou alors elle narrait elle-même des histoires et proposait des énigmes venues des temps immémoriaux. Les jours de fête, la jeune femme se mêlait aux autres villageois sur la grande cour et se trémoussait au son des balafons. Elle éclipsait alors les autres danseuses par sa beauté et son agilité et les candidats se bousculaient pour qu’elle leur accordât une danse.
De jour en jour, tout le village appréciait davantage Eza. Sa gentillesse séduisait les gens. Bientôt, on ne la considéra plus comme une étrangère.
** *
Une petite saison sèche s’était déjà écoulée depuis que Eza était arrivée à Oya. Ses recherches demeuraient infructueuses. Ce fut à ce moment qu’on lui conseilla d’aller voir Koul.
Koul était le plus âgé de tous les notables. Le roi écoutait particulièrement ses conseils avisés ; il demeurait proche des habitants du village, et on allait le consulter pour diverses raisons. Eza s’en alla donc le trouver pour lui parler dans le détail de sa quête. Elle fut frappée par sa peau parcheminée et son épaisse barbe blanche. Le vieillard l’écouta sans mot dire tout en fumant sa pipe, mais son regard s’était progressivement allumé comme un feu s’étendant sur une terre en jachère. Lorsque Eza eut fini de parler, Koul lui demanda de revenir le voir le lendemain.
Le lendemain, la contrée fut réveillée par les croassements d’une armée de corbeaux ; les oiseaux furent si nombreux que personne n’eut le courage d’aller travailler. Un calme absolu étendit son voile sur le village. Finalement, le batteur de tam-tam annonça une tragique nouvelle : Mona, la femme du chef, était décédée.
Tous les pâtés de maisons d’Oya portèrent le deuil pendant trois jours. Le troisième jour correspondait à l’enterrement de Mona, puis, petit à petit, la vie reprit son cours normal.
Très vite, il fallut trouver une épouse au chef comme l’exigeait la tradition. Mos, détenteur de la couronne, devait impérativement choisir pour compagne une jeune femme vivant sur son territoire. Après mûre réflexion et aidé par le conseil des sages, sa préférence alla à la belle et mystérieuse jeune femme dont tout le monde disait du bien.
Eza reçut un véritable choc lorsqu’elle apprit que le chef l’avait choisie comme épouse. Un brouillard épais recouvrait davantage le chemin qui menait à la découverte de son histoire personnelle, à l’élucidation des questions qu’elle se posait sur sa vie et sur son passé. L’idée de retourner chez son père adoptif effleura son esprit, mais on l’en dissuada vivement. On lui dit qu’il n’était pas prudent de repousser les avances du roi. D’ailleurs, toutes celles qui avaient opté pour cette incongruité par le passé avaient été frappées d’anathème. Et leurs descendants étaient encore marqués du sceau de l’infortune plusieurs générations après.
C’est ainsi que malgré elle, dans une torpeur de laquelle il fallut sans cesse la sortir et qui n’avait d’égale que l’engourdissement d’une vipère après déglutition de sa proie, Eza réunit ses petites affaires pour rejoindre la demeure du souverain de So. Elle remercie longuement Kala et sa mère qui lui avaient offert l’hospitalité. Dans la petite cour de la maison pleine de nombreuses personnes pour l’occasion, on souhaita à Eza de réussir dans sa nouvelle vie. Elle ferait du bien à tout le village, cela était certain. Elle partit ensuite avec les notables, les larmes aux yeux tandis que Kala, adossé contre un arbuste, avait le cœur serré. Au fond d’elle, Eza savait qu’il lui faudrait du temps pour faire le deuil de la vie simple, joyeuse et insouciante qu’elle avait menée pendant des semaines.
Avant de devenir pleinement l’épouse du roi, elle devait suivre une initiation pendant une saison entière de pluies. Eza mangea peu, dormit plus que la normale et demeura taciturne pendant les premiers jours de sa présence dans la concession du chef. Puis arriva la longue saison des pluies. Dans la forêt, les arbres se recouvraient de feuilles vertes. Des fleurs fraîches et multicolores donnaient au paysage un sourire radieux. Eza commença son initiation.
Auparavant, Mos s’était rendu dans un village voisin pour une visite. Depuis qu’il était parti, les populations d’Oya avaient déjà compté dix couchers de soleil. Comme il ne devait pas y mettre tant de temps, elles commencèrent à se poser de nombreuses questions. Lasse d’attendre, la cour dépêcha deux messagers pour retrouver le chef et sa suite. Mais ceux-ci rentrèrent bredouilles. Dès l’annonce de cette effrayante nouvelle, des guerriers intrépides, qui avaient fait leurs preuves en d’autres circonstances, furent envoyés sur les traces de Mos le chef. Affrontant divers dangers, ils fouillèrent jour et nuit dans les coins et les recoins l’étendue séparant les deux villages. Mais leurs recherches demeurèrent infructueuses. Personne ne put réussir à dire ce qui était exactement arrivé au souverain et à sa délégation. Un mauvais sort semblait s’acharner sur Oya. D’ailleurs, même Eza avait aperçu Zombo, le gorille qui s’était montré deux jours durant sur la colline qui surplombait le palais du chef. Ses apparitions n’étaient jamais fortuites. Elles exprimaient toujours le mécontentement des ancêtres. À ces moments, il devenait impératif d’envoyer le plus âgé des notables recueillir le message des aïeux. Koul dormit pendant trois nuits au sommet de la colline où était apparu le gorille.
À son retour, il réunit le conseil des sages. Celui-ci débattit longuement du message que Koul avait reçu sous la forme d’un rêve la troisième nuit. Il en ressortit que les aïeux n’étaient pas satisfaits de la façon dont s’exerçait la gouvernance du chef. Koul fit aussi de nombreuses révélations sur les derniers événements. Les sages discutèrent alors de la meilleure manière de sortir le village de la tourmente qu’il traversait et achevèrent leur concertation par la désignation d’Eza comme la nouvelle reine d’Oya.
Après la réunion, Koul alluma sa pipe et alla retrouver Eza. Il lui parla avec précaution et déférence de l’histoire du village et des derniers événements. Puis il marqua une pause et dit :
– Tu es la nouvelle reine d’Oya, notre souveraine à tous.
Eza demeura confuse un bon moment, incapable d’articuler la moindre parole. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle joignit ses lèvres avant de les tordre dans une grimace, tandis que ses genoux se cognaient l’un et l’autre avec frénésie. “Hum” dit-elle pendant qu’elle essayait de joindre ses deux mains devant elle pour se donner force et consistance.
– Je ne veux pas, dit-elle lorsqu’elle parvint enfin à réunir ses mains. Laissez-moi plutôt m’en aller à présent. Je vais rentrer dans mon village.
– Reine Eza, il est trop tard hélas pour partir, reprit calmement Koul. Tu es ici chez toi, tu as parlé avec les tiens ces derniers temps. C’est toi qui amèneras les changements dont on a besoin comme nos aïeux me l’ont révélé.
– Mais père, supplia Eza, je suis venu ici chercher ceux qui m’ont donné la vie.
Le vieil homme assis en face d’Eza tira plusieurs bouffées de sa pipe, puis rejeta une épaisse couche de fumée qui se balada quelque temps dans le vide en formant des arabesques. Il se racla la gorge et parla :
– Ta mère s’est tuée il y a quelques temps quand je lui ai parlé de l’entrevue que nous avions eue, et ton père a disparu récemment. Désormais, je suis là pour te servir et te conseiller.
Un silence pesant enveloppa la pièce. Cette révélation eut pour effet de paralyser Eza qui resta à nouveau bouche bée pendant un long moment.
– Mon père était donc Mos et ma mère Mona ? demanda-t-elle enfin.
– Oui, répondit Koul, impassible.
– Que se serait-il passé si Mos et moi…
– Cela ne pouvait arriver, interrompit le sage. La tradition stipule que tant que la compagne du chef n’a pas achevé son initiation, elle ne peut partager le même lit que lui. Cette période est justement faite pour éviter de nombreux désagréments.
Eza demanda par la suite à son interlocuteur de lui expliquer comment Mos et Mona étaient ses parents. Koul lui dit alors que sa mère avait vu en songe qu’elle aurait une unique enfant et que celle-ci pourrait épouser son père et devenir reine. Consternée, lorsque l’enfant était arrivée, sa mère l’avait abandonnée à sa naissance près d’une rivière à la frontière avec le village voisin de So, en conflit à l’époque avec Oya. C’était certainement là qu’elle avait été recueillie par les guerriers qui l’avaient conduite chez le chef de leur village.
Plus tard au cours de leur entretien, Koul dit à Eza qu’il n’était pas souhaitable que celle qui allait présider aux destinées d’Oya restât seule. Elle devait impérativement trouver un époux dans la contrée.
Ce jour même, Kala fut amené au palais royal. C’était la première fois qu’il foulait le sol de ce pittoresque édifice. Dès l’instant où il avait vu Eza à la rivière, son cœur avait été illuminé par une flamme ardente dont le feu ne s’était jamais éteint. Il n’avait cessé de se perdre en douces rêveries enluminées par le visage d’Eza. Mais le jour où elle était partie s’installer au palais, il avait perdu tout espoir de lui exprimer sa passion.
On laissa Kala dans une pièce. Il lui sembla quelques instants que son ventre se creusait et que son souffle allait se couper. Eza était là devant lui. Elle souriait. C’était le même sourire envoûtant que lorsqu’il l’avait vue pour la première fois à la rivière. Au bout d’un moment, il bredouilla :
– C’est vrai… que c’est moi qui…
– Oui, c’est vrai, dit Eza.
– Euh… euh… je… n’ai pas arrêté de penser à toi.
– Tu sais Kala, il y a bien longtemps que tu hantes mes nuits, reprit Eza.
Dehors, Koul donnait l’ordre au batteur de tam-tam d’annoncer pour les jours à venir le prochain mariage d’Eza et l’intronisation future de la première reine d’Oya.